Strata est une pièce née de deux ambitions : premièrement celle de faire jouer ensemble une formation issue de la musique classique (le quatuor à cordes) et un instrument idiomatiquement lié à la musique actuelle et au jazz (la guitare électrique). Le but n’est pas seulement de les faire communiquer depuis leurs zones de confort respectives, mais de les faire se croiser, les menant l’un dans le monde de l’autre.
Le second objectif est l’argument de la pièce : elle entend exprimer une descente dans l’esprit humain, des traits de caractère les plus superficiels aux pulsions les plus profondes, strate par strate… ceci dans une vision romancée et tout à fait non scientifique.


La première strate s’intéresse à la partie la plus superficielle de l’esprit : les émotions et traits de caractère quotidiens. Après un passage introductif visant à envelopper l’audience dans un écrin de timbre, un moteur rythmique régulier va pousser l’auditeur vers des petits passages parodiant une émotion musicalisée à l’exagération. On traversera donc des passages tragiques, ironique, furieux… toujours poussé de l’un à l’autre par ce moteur.

La deuxième strate exprime le lien entre nous-même et les personnes nous entourant, traité musicalement par la notion de fusion/opposition. Les instruments entreront dans la musique les uns après les autres en jouant des lignes très personnifiées. Avec le temps, les instruments du quatuor à cordes vont de plus en plus se solidariser entre eux, jouant ensemble, et rentrant en confrontation avec la guitare. Peu à peu, la guitare n’aura plus de place pour s’exprimer, écrasée par le quatuor qui deviendra de plus en plus une voix unique.
Après une brève transition, la guitare tentera de reprendre le dessus sur le quatuor, afin de l’écraser à son tour. Ce passage symbolise l’ego, qui semble être une dimension importante de la thématique de cette strate.

Jusque-là, la guitare électrique n’était pas du tout dans son élément idiomatique, bien loin du jazz et de la musique actuelle.

La troisième strate se penche cette fois-ci sur le lien entre « moi », et ce qui ne l’est pas, à savoir l’inconnu. Cela sous deux prismes : la fascination envers ce qui est exotique et onirique, et la peur de l’inconnu.
Dans la première facette apparaîtra la technique des instruments dits préparés. Cela signifie qu’à l’aide de divers objets placés sur l’instrument, on en altèrera le son (on mettra par exemple des clous à travers les cordes de l’alto, des trombones sur le violon etc). Cela donnera un petit orchestre de percussions qui – en accompagnant un solo de violon – fera voyager la musique à travers un monde rêvé.
Pour l’inconnu, nous allons partir sur un solo improvisé de guitare. Pour accompagner cela (sans l’écrire complètement), la partition propose plusieurs « zones » d’accompagnement, entre lesquelles le quatuor à cordes va voyager. A l’intérieur de ces zones, les instrumentistes auront toute liberté de choisir quel segment jouer, ainsi que comment les jouer.

La quatrième strate se plonge dans les pulsions, notamment celle de mort et d’autodestruction (la mort me renvoie au besoin de permanence, et donc à l’ego : la seule mélodie présente dans cette strate est donc le thème entendu à la fin de la seconde). Ces pulsions sont exprimées par des accents du violoncelle, en perpétuelle accélération. Dans la pratique, cette strate revient du côté de la guitare électrique et du monde de la musique actuelle : c’est écrit comme un solo de batterie, mais joué par le quatuor à cordes.

La cinquième strate exprime un noyau sublime, où l’état humain est transfiguré. L’harmonie de ce passage vient en partie du jazz contemporain, et oscille entre ce type d’écriture et celui d’un quatuor.
Pour exprimer ce que serait ce noyau sublime, nous avions deux chemins en tête : la seconde serait une musique où toutes les affects et les tensions seraient gommées, afin de figurer une élévation humaine vers une transcendance de soi… mais avant cela, nous voulions explorer une autre option, inspirée par une citation d’Aristote dans son Problème XXX : « Pour quelle raison tous ceux qui ont été des hommes d’exception, (…), sont-ils manifestement mélancoliques ? ». Nous avions envie de nous poser cette question dans l’autre sens (donnant comme sous-titre à cette strate : l’Envers du Problème XXX) : Est-ce par la mélancolie que nous devenons des êtres d’exception ?